CHAPITRE V
Nous sommes les deux seuls clients installés sur la terrasse du restaurant situé à l’extrémité de Water Cove Pier, là où Slim et ses hommes m’avaient poursuivie, armés jusqu’aux dents et munis de menottes inviolables dernier cri. Le froid a dissuadé la plupart des gens de manger dehors, mais nous sommes chaudement vêtus. Tout en mangeant un plat de poisson et des pommes de terre frites, nous nourrissons les oiseaux. Un beau soleil se mire dans l’eau calme, et l’air frais est rendu comme poisseux par l’odeur de l’iode. Je porte des lunettes de soleil et un chapeau. J’aime les chapeaux, que je choisis toujours rouges ou noirs.
La première fois que j’ai vu la mer, j’étais déjà une vampire, et par conséquent je ne sais pas comment les mortels la voient. Les innombrables poissons, les algues, les coquillages – je les vois même quand l’eau est trouble. Pour moi, l’océan est un immense aquarium, grouillant de vie, et de nourriture. Dans des périodes de soif extrême, j’ai bu le sang des poissons, et même celui des requins. Une fois, au XVIIe siècle, au large de la côte qu’on nomme aujourd’hui Big Sur, j’ai tué un énorme requin blanc, mais ce n’était pas pour m’en nourrir. La créature avait essayé de m’arracher les jambes.
Je pense à Yaksha réduit à l’état de tronc.
Et je me pose l’impossible question.
Serait-il possible qu’il soit encore vivant ?
Joël tient entre ses mains les documents que lui a remis le médecin légiste, contenant les renseignements sur Eddie Fender – Eddie. Dans quelques minutes, je vais les lui confisquer, mais d’abord, je veux lui parler parce que je tiens à l’empêcher de divulguer ces renseignements. Sincèrement, je n’ai pas l’intention de le tuer : c’est un homme bon, je m’en suis rendu compte, désireux de servir l’humanité bien plus que d’acquérir une gloire personnelle. Mais pour le convaincre de ne rien dire, il va falloir que je lui donne davantage d’informations sur l’ennemi, et sur moi-même. Et j’aurai ainsi une raison supplémentaire de devoir le tuer. On appelle ça un paradoxe, mais la vie est ainsi faite. C’est Dieu qui l’a créée. Je pense que je l’ai rencontré, une fois : Dieu est très coquin.
Je vais dire des choses que je ne devrais révéler à aucun mortel. Etant moi-même blessée, ma propre immortalité est compromise, et ce sentiment me rend téméraire.
— Vous venez souvent ici ? me demande Joël, désignant de la main le quai de Water Cove, qui se situe à une trentaine de kilomètres de Mayfair.
— Ou à Seaside ?
— Non.
L’état de faiblesse dans lequel je me trouve me colle au corps comme une ombre. Si je ne me nourris pas bientôt, et abondamment, je vais être incapable de rentrer à Los Angeles ce soir.
— Pourquoi me posez-vous cette question ?
— J’étais seulement en train de penser que vous m’avez dit qu’il y a six semaines, votre maison avait été détruite par une explosion. Par une étrange coïncidence, plusieurs meurtres ont été commis à Seaside à la même époque. Si ma mémoire est bonne, ces meurtres ont eu lieu un jour avant.
— Votre mémoire est très bonne.
Il s’attend à ce que je continue, mais je me tais.
— Est-ce que vous et vos amis avez un rapport quelconque avec ces meurtres ? me demande-t-il.
J’observe son visage à travers les verres teintés de mes lunettes.
— Pourquoi cette question ?
— L’une des personnes qui ont été tuées dans une station-service de Seaside était une femme. Elle a eu le crâne broyé par un individu doté d’une force exceptionnelle, c’est le médecin légiste qui me l’a confirmé. Il a ajouté que seul un monstre avait pu commettre un tel acte. (Il marque une pause, puis poursuit :) La façon dont elle a été tuée me rappelle ce qui s’est passé à Los Angeles.
J’offre l’une de mes frites à un oiseau. En général, quand je ne les chasse pas, les animaux m’aiment bien.
— Vous pensez que je suis un monstre, Joël ?
— Arrêtez de répondre à mes questions par d’autres questions.
— Mais une réponse mène toujours à une autre question. (Je hausse les épaules.) Je n’ai pas du tout envie de débattre de ma vie avec vous.
— Etiez-vous à Seaside la nuit où ces gens ont été tués ?
Je ne réponds pas tout de suite.
— Oui.
Il prend une profonde inspiration.
— C’est votre ami qui a tué cette femme ?
Une colombe immaculée s’est saisie de ma frite. Je m’essuie les mains sur ma jupe.
— Non. Mon ami avait chargé cette femme de me tuer.
— Charmant ami.
— Il avait ses raisons.
Joël soupire.
— Je ne vais nulle part avec vous. Contentez-vous de me dire ce que vous avez en tête, et qu’on en finisse.
— L’homme que nous recherchons, c’est Eddie Fender.
— Vous n’en savez rien.
— Je le sais. Ça ne fait même aucun doute. Quant au reste – je vous aime bien, et je ne veux pas qu’il vous arrive quoi que ce soit. Il faut que vous me laissiez m’occuper d’Eddie.
Il se raidit.
— D’accord. Merci, Alisa, mais je peux prendre soin de moi tout seul.
J’enlève mes lunettes, et posant ma main sur son bras, je soutiens son regard.
— Vous ne savez pas à qui vous avez affaire. Vous ne me comprenez pas.
Je laisse le bout de mes doigts glisser le long de la manche de sa veste, et je lui prends la main. Malgré la fatigue, je sens que sa présence me fait du bien et me stimule. Sans avoir besoin de me forcer, mon regard affaiblit sa volonté. Je préférerais l’embrasser que le tuer, mais je pense soudain à Ray, que j’aime tant, et qui va bientôt se réveiller. Le soleil est tout près de l’horizon, et le visage de Joël est baigné de sa lueur orange, comme s’il se tenait dans quelque étrange purgatoire, où le Jugement dernier séparant les damnés des élus a déjà été rendu, cinq mille ans auparavant. Il est tout proche, mais je ne peux l’autoriser à pénétrer dans mon monde, sous peine de dévorer le sien, comme j’ai dévoré celui de Ray. Il faut que je lui fasse peur, il le faut, très peur.
— C’est moi qui ai tué cette femme.
Il m’adresse un sourire crispé.
— C’est ça. Et comment avez-vous procédé ? Vous l’avez tuée à mains nues ?
Je serre sa main dans la mienne.
— Oui.
— Vous devez être extrêmement forte…
— Je le suis.
— Alisa…
— Non, Sita. Je m’appelle Sita.
— Pourquoi vous faites-vous appeler Alisa ?
Je hausse les épaules.
— C’est un prénom comme un autre. Seuls mes proches m’appellent Sita.
— Quel prénom voulez-vous que j’emploie ?
Tristement, je lui souris.
— Quel prénom donneriez-vous à une meurtrière ?
Retirant sa main de la mienne, il fixe l’océan en silence. Puis il dit :
— Parfois, quand je vous parle, j’ai l’impression de m’adresser à une folle. Sauf que vous êtes trop intelligente pour mériter d’être qualifiée de déséquilibrée.
— Merci.
— Vous n’êtes pas sérieuse, quand vous dites que vous avez tué cette femme, n’est-ce pas ?
D’une voix monocorde, j’entreprends de lui raconter la scène.
— C’était à l’angle de Fryer Street et de Tads Street. On a trouvé la femme gisant sur le sol des toilettes. Avec sa cervelle à côté d’elle. Comme vous l’avez précisé tout à l’heure, elle avait l’avant de la boîte crânienne arraché, et c’est parce que quand je lui ai éclaté la tête contre le mur, je l’ai attaquée par-derrière. (J’avale lentement une gorgée de Coca.) Le médecin légiste vous avait donné tous ces détails ?
Le rapport d’autopsie de ce dernier avait informé Joël de certains faits, je le lis sur ses traits hébétés : il est incapable de détacher son regard de mon visage. Pour lui, je le sais, c’est comme si mes yeux étaient plus grands que l’océan, plus noirs qu’au plus profond des abysses sous-marins. Sous l’océan, la couche terrestre et la lave en fusion, et au fond de mes prunelles, j’ai la certitude qu’il perçoit le feu qui me consume depuis la nuit des temps. Il frissonne pourtant, mais je comprends pourquoi. Ce sont mes paroles qui le glacent.
— C’est donc vrai, murmure-t-il.
— Oui. Je ne suis pas normale.
Lui arrachant les documents des mains avant qu’il n’ait même le temps de cligner des yeux, je me lève. Je le foudroie du regard :
— Où que se trouve votre maison, Joël, retournez-y. N’essayez pas de me suivre, et ne parlez de moi à personne, sinon, je le saurais, et vous m’obligeriez à sévir. Mais vous ne le ferez pas, pas plus que vous ne déciderez de pourchasser ce meurtrier. Il est comme moi, et pourtant, nous ne nous ressemblons pas du tout. Nous sommes cruels tous les deux, mais sa cruauté n’est pas justifiée, et il ne connaît pas la pitié. Oui, j’ai tué cette femme, mais je n’ai pas agi par plaisir. Quand il le faut, je peux faire preuve d’une grande gentillesse, mais quand je me sens coincée, je deviens aussi dangereuse que cet Eddie. Je dois coincer ce type, vous comprenez, et je dois le faire à ma façon. C’est la seule façon de l’empêcher de nuire, mais il ne faut pas que vous soyez là, sinon vous mourrez. Et si vous ne me laissez pas agir à ma convenance, vous mourrez aussi. Vous comprenez ce que je vous dis ?
Il me dévisage comme si j’étais quelque entité bizarre tentant de se matérialiser, en provenance d’un royaume dont il n’a jamais soupçonné l’existence.
— Non, bredouille-t-il.
— Essayez de m’arrêter, lui dis-je en reculant d’un pas.
— Hein ?
— Arrêtez-moi. Je viens d’avouer que j’ai tué une femme à mains nues, et je connais des détails sur ce crime que seul l’assassin peut savoir. En tant qu’agent du FBI, vous devez assumer vos responsabilités et procéder à mon arrestation, alors sortez votre arme et récitez la liste de mes droits. Tout de suite !
Mon regard impérieux lui a foudroyé les synapses, mais il réussit quand même à se lever et à pointer son arme sur moi.
— Vous êtes en état d’arrestation, dit-il.
D’un geste, je balance son arme cinquante mètres plus loin, et l’eau l’engloutit. Mais il croit qu’elle a disparu, et, hagard, il pâlit.
— Vous voyez bien que vous n’êtes pas capable de jouer à ce petit jeu avec moi, dis-je d’une voix douce. Vous n’avez pas ce qu’il faut. Votre arme se trouve à présent au fond de l’océan. Croyez-moi, Joël, faites-moi confiance – ou vous finirez six pieds sous terre. (En passant à côté de lui, je lui donne une tape amicale sur l’épaule.) Le prochain bus va bientôt arriver. Il y a un arrêt à l’autre bout du quai. Salut.